« When women’s voices are ignored in the construction of knowledge pertaining to pregnancy and childbirth, they become alienated from the experience. » (Perry 2008 : 5)
Au Québec, une petite proportion de femmes expérimente la naissance physiologique auprès de sages-femmes, généralement à domicile ou en maison de naissance, plutôt que de se tourner vers les soins médicaux courants. Leur expérience alternative de l’accouchement mérite que l’on s’y attarde, qu’on l’étudie sous ses différentes facettes pour permettre, entre autres, une remise en question des pratiques de santé, spécialement auprès des femmes. En offrant la possibilité d’explorer la place dans la société de la femme enceinte, du nouveau-né et des gens qui gravitent autour d’eux, l’anthropologie constituait une avenue de choix pour une étude approfondie du sujet (Tillard 2002 : 13). C’est donc cette voie que j’ai choisie pour constituer mon projet de maîtrise intitulé « Corps, douleur et risque dans le processus menant à privilégier l’accouchement physiologique et le suivi sage-femme ».
Vingt mères âgées de 24 à 38 ans ont participé au projet de recherche. Ces femmes sont nées au Québec et ont accouché tout au plus dans les 15 derniers mois précédant leur témoignage. Huit femmes ont vécu un ou des accouchements en milieu hospitalier avant leur dernière expérience auprès de la sage-femme, certaines par choix, d’autres non. Les douze autres mères n’ont connu que l’expérience sage-femme, que ce soit une fois ou à plusieurs reprises. Mettant de l’avant leur capacité de choisir, les femmes concernées se positionnent à contre-courant des pratiques médicalisées entourant majoritairement la naissance au Québec, choisissant d’être libres de leur corps, d’être des actrices actives de leur grossesse et de leur accouchement. En complément, quatre sages-femmes ont échangé avec moi au sujet de leur pratique.
Le regard qualitatif est apparu comme essentiel afin de relever les subtilités des témoignages rapportant ces expériences hautement intimes et uniques. C’est grâce à cette analyse sensible que la puissance d’agir peut être identifiée comme le fil conducteur qui unit les trois groupes de mères qui se sont formés au cours de la recherche, malgré la variabilité des façons dont les participantes ont vécu et intégré leur dernière expérience périnatale au vu de la représentation de leur corps, de la douleur et du risque.
Portraits des mères qui ont fait un choix « naturel »
De l’ensemble des mères, il était aisé d’identifier celles pour qui l’accouchement avec une sage-femme était « naturel », « allait de soi », car elles l’avaient mentionné de façon claire pour la plupart. Aussi, elles étaient promptes à dire qu’elles ne se souvenaient pas d’un moment lors duquel elles avaient décidé qu’une sage-femme serait la bonne professionnelle pour les accompagner, cela semblait être un désir ancré. Ces mères correspondaient aussi, de façon générale, au profil plus typique qu’on se fait des mères accouchant avec une sage-femme. Le rapport qu’elles entretiennent avec leur corps en est un de confiance; pour elles, la douleur de l’accouchement est naturelle et significative. Elles se sentent rassurées du fait d’être accompagnées par des sages-femmes professionnelles qui ont de l’expérience.
Ce sont donc neuf mères qui se sont retrouvées dans ce profil en ayant fait le choix d’aller vers un suivi sage-femme en harmonie avec leurs convictions et le rapport qu’elles entretiennent avec leur corps. Cinq de ces mères n’ont qu’un seul enfant. Quatre participantes ont deux enfants et une a trois enfants. C’est dans ce groupe que se retrouvent les plus jeunes répondantes qui sont dans la jeune vingtaine. Deux mères ont vécu un accouchement à domicile, les sept autres ont accouché de leur dernier enfant en maison de naissance. Parmi les neuf femmes, une seule a vécu un accouchement à l’hôpital avant d’expérimenter l’accouchement auprès d’une sage-femme. Ce n’était toutefois pas un choix, mais une obligation vu l’accessibilité difficile aux soins de sage-femme à ce moment.
Portrait des mères qui ont fait un choix « réparateur »
Les mères ayant vécu une expérience traumatisante ou une déception majeure lors d’un accouchement précédent se démarquaient spontanément des autres de par leur histoire obstétricale particulière. Celle-ci était vraisemblablement porteuse d’un rapport à leur corps particulier puisque ce dernier avait été forcé, violé par des pratiques qui ne leur correspondaient pas ou encore, avait déçu les femmes, car ledit corps n’avait pas « fonctionné » comme souhaité dans sa tâche de mise au monde. De même, le fait d’avoir vécu un évènement traumatisant ou décevant précédemment suscitait des inquiétudes supplémentaires pour ces mères quant aux risques encourus lors de l’accouchement subséquent. Enfin, la douleur avait été particulièrement exacerbée par des interventions, manœuvres ou protocoles visant à faciliter l’accouchement.
Ainsi, cinq femmes se sont retrouvées dans ce groupe et ont vécu l’accouchement avec une sage-femme comme un évènement réparateur suite à la déception éprouvée lors de l’accouchement précédent. C’est dans cette catégorie que se retrouvent les femmes avec les familles les plus nombreuses. L’une d’entre elles a cinq enfants, deux en ont quatre et deux autres en ont deux. Une de ces répondantes était enceinte de son troisième enfant au moment de l’entrevue. Quatre répondantes ont vécu un ou deux accouchements en milieu hospitalier préalablement à leur dernière expérience auprès d’une sage-femme. Pour ces dernières, l’expérience qu’elles souhaitent réparer et qu’elles ont vécue comme traumatisante a eu lieu en milieu hospitalier. Parmi les femmes ayant eu un accouchement à l’hôpital auparavant, deux ont vécu un suivi sage-femme qui s’est soldé par un transfert en milieu hospitalier au moment de l’accouchement. Sans la nécessité d’un transfert de soins, elles n’auraient jamais accouché à l’hôpital. L’autre répondante a vécu auparavant un accouchement bouleversant à domicile, alors qu’une fois la tête de son bébé sortie, ses épaules sont demeurées coincées et ont pu être libérées grâce à l’intervention de la sage-femme. Deux des mères de ce groupe ont accouché de leur dernier bébé à domicile et les trois autres en maison de naissance. Les derniers accouchements de ces mères se sont tous bien passés, selon leurs souhaits.
Portrait des mères « entrepreneures de soi »
Certaines des répondantes ont réfléchi plus longuement à leur choix, s’informant, se mobilisant dans leur histoire de grossesse pour créer elles-mêmes leur plan de naissance : un accouchement à leur image. Elles n’avaient pas pour autant vécu une expérience négative au préalable, pas plus qu’elles ont toujours cru que l’option du suivi sage-femme était la bonne pour elles. Elles ont vécu un questionnement étoffé les menant à choisir une sage-femme pour les accompagner dans leur projet d’accouchement et potentiellement leur permettre de s’éloigner d’un milieu non désiré : l’univers hospitalier et ses interventions qu’elles voyaient comme souvent abusives. Pour ce groupe, tout le processus a été l’occasion d’une réflexion approfondie sur l’appui que pouvait leur apporter une sage-femme. Certaines étaient inquiètes et s’étaient sérieusement informées sur les risques de complications lors d’un accouchement en maison de naissance ou à domicile. D’autres n’avaient pas développé le rapport au corps qui est fréquent parmi les femmes suivies par une sage-femme, mais elles y sont venues au fil des semaines, avec l’appui de leur sage-femme. De même, elles ont appris à comprendre le rôle de la douleur dans un accouchement physiologique pour mieux l’accepter ensuite.
Six mères ont fait preuve d’une démarche qui montre des motivations plus pragmatiques à l’égard du choix de l’accouchement avec sage-femme, comme l’envie de s’éloigner du milieu hospitalier ou le désir de mettre les chances de leur côté pour accoucher sans anesthésie. Elles souhaitaient généralement un suivi plus humain et la réduction des possibilités d’interventions.
Quatre de ces mères ont deux enfants. L’une d’elles est enceinte de son troisième enfant. Une mère a un seul enfant et une autre en a trois. Deux d’entre elles ont accouché pour la dernière fois à domicile et les quatre autres en maison de naissance. Deux répondantes ont vécu un accouchement en milieu hospitalier avant d’accoucher auprès d’une sage-femme. Elles étaient raisonnablement heureuses de l’expérience, mais souhaitaient autre chose pour l’enfant suivant. Les autres mères ont accouché uniquement auprès d’une sage-femme, mais ont muri leur réflexion avant de s’engager dans cette voie. Tous ces accouchements se sont bien déroulés, excepté pour l’une d’elles qui a eu une légère difficulté à faire émerger les épaules de son bébé une fois la tête née.
Ces groupes de femmes présentent certes un grand intérêt à petite échelle, mais leur réalité peut aussi être reliée à des tendances plus générales au Québec. En effet, le premier groupe, celui des mères ayant fait un choix « naturel » correspond au courant classique de mères qui souhaitent un accouchement avec une sage-femme. Elles ressemblent davantage à la clientèle des sages-femmes lors du début de leur pratique professionnelle ou même avant la légalisation de celle-ci. Les mères du second groupe, celles recherchant un accouchement « réparateur », dépeignent les conséquences de la biomédicalisation vécues par nombre d’individus, de même que la réaction de certains à ce courant qui est celle d’aller rechercher d’autres alternatives. Le dernier groupe correspondant aux femmes qui se sont révélées être des « entrepreneures de soi » rappelle ces jeunes femmes modernes, à l’esprit bâtisseur, qui prennent en main leur vie comme autant de projets à accomplir. Elles souhaitent davantage être maîtresses des paramètres de leur suivi de grossesse et d’accouchement, se créant un « projet de naissance » à proprement parler. Elles tendent, en effet, à dessiner un nouveau genre de clientèle des services de sage-femme.
De la puissance d’agir : orchestrer son projet de naissance
Choisir une sage-femme représente, pour plusieurs répondantes, la possibilité de se faire entendre, d’être réellement partie prenante du projet de naissance. Comme l’a si justement souligné l’une des sages-femmes participantes, la possibilité de faire des choix, notamment concernant la vie reproductive, est un grand défi à l’échelle humaine :
Oui, le droit de choisir. De reconnaître qu’ultimement, les femmes ont le dernier mot sur leur corps, même quand il y a un bébé à l’intérieur… sur ce qui arrive à leur corps… Que […] ce devrait toujours être la femme qui a le droit de veto, le choix. [Mais] pour avoir le choix, il faut avoir des possibilités. Ça prend un espace où c’est possible de faire des choix, aussi. Et l’information. De façon éclairée. Et le respect [du fait] que ce n’est pas vrai – et ce ne serait pas sain – qu’on fait toutes nos choix de façon rationnelle, basés sur des statistiques, basés sur des calculs de risque. (Éloïse)
En effet, plusieurs mères rencontrées dans la recherche ont mis en branle des stratégies qui ont mené à une autonomisation face à leur expérience d’accouchement, en adéquation avec la démonstration de leur puissance d’agir. Le suivi auprès de la sage-femme met justement de l’avant cette capacité décisionnelle des mères et des familles par une approche dite de « choix éclairé » amenée de façon conviviale.
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En conclusion, mon souhait derrière cette recherche était de laisser la parole aux femmes pour que leur vécu soit davantage connu. Je souhaitais aussi leur offrir une tribune pour permettre à leur voix d’être entendues dans la construction des savoirs, parce que « De cette “marginalité” [la naissance avec une sage-femme] pourrait naître bien des révolutions, des prises de conscience, des redécouvertes… » (Collonge et al. 2008 : 10). Bref, écrire sur la naissance « naturelle » et l’expérience du suivi sage-femme est une façon de participer concrètement au mouvement pour l’humanisation de la naissance, mais aussi pour l’avancement des droits de la personne – et tout spécialement des femmes – et de la justice sociale dans notre société.
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