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Photo du rédacteurRegroupement Naissances Respectées

Perdre sa dignité en donnant naissance

Je suis une femme, je suis une mère, je suis une littéraire, je suis une femme qui écrit. Je connais le poids des mots. Je connais leur pouvoir : des mots peuvent tantôt se faire plus doux qu’une caresse, tantôt se faire plus violents qu’un coup reçu en pleine gueule. Je suis aussi une femme féministe, militante. Je sais l’importance de trouver les mots pour soi, je sais l’importance de se raconter mille et une fois, en usant des mêmes mots, en usant de mots différents. C’est savoir se construire, c’est savoir se reconstruire. Je sais l’importance de se reconnaître en les mots des autres. Je sais l’importance de dire pour que les maux soient nommés, soient entendus.

Des livres comme « Quand la grossesse ne tourne pas rond » des auteures Géraldine Zaccardelli et Josiane Simard (2018, Québec Amérique éd.) et comme, paru tout récemment, Dans le ventre : histoires d’accouchement dirigé par Elsa Pépin chez Quai no5 (livre qui est déjà en réimpression, preuve d’un intérêt) sont nécessaires pour faire entendre et reconnaître tous ces mots et tous ces maux.

Je suis envieuse de ces livres : des femmes (et des hommes aussi) ont pu investir cet espace trop rare, ont pu chercher la forme, les mots pour dire l’innommable, ont pu – j’ose l’écrire, car je l’espère – être écoutées.

J’ai donné naissance il y a 7 ans et demi à mon fils et je donnerai à nouveau naissance en septembre. Mon premier accouchement a été une expérience traumatique. Depuis 7 ans, je cherche quoi faire de cette histoire qui a laissé de nombreuses cicatrices au plus profond de mon ventre, des déchirures qui, bien que recousues, refermées, demeurent vives à la surface des tissus et au creux de ma mémoire. Un récit que j’ai raconté tant de fois, à voix basse à une amie ou à un proche, à mon hamster intérieur, à une infirmière, à une intervenante, à une sexologue, à une physiothérapeute, à une ostéopathe, à une gynécologue, à mon chum si patient, un récit que j’ai raconté avec peine, colère, trop souvent avec détachement, une histoire tant de fois racontée pour que « ça » se sache, pour que la violence obstétricale soit dénoncée.

Mon accouchement, je l’avais choisi de façon informée, éclairée, consciemment, et je le considérais comme un choix féministe. J’avais choisi un accouchement physiologique, accompagné d’une sage-femme. Pas d’interventions, pas de monitorage, pas d’hormones de synthèse, pas d’anesthésiant et, surtout, pas d’homme (blanc) entre mes jambes à contrôler ce que je savais mon corps être capable d’accomplir. Je me voulais libre de tout mouvement, capable de prendre toutes les contractions dans les positions de mon choix, guidé par ce qui était peut-être de l’instinct, guidé par les mouvements du bébé, lui aussi en travail. Jusqu’à l’ultime poussée, le travail suivait cette danse, millénaire, savamment organisée par les hormones, une danse dont j’apprenais les pas selon le rythme et la force des contractions, une danse que m’enseignaient toutes les femmes du monde derrière moi, en moi. L’imprévisible et la douleur — vive, franche, sans concession, une douleur au plus haut degré jamais n’atteint — m’étaient endurables. Je n’étais pas seule. Je me savais accompagnée dans le plus grand respect de l’épreuve qui était en train de me traverser.

Puis, ça bloque. Réellement. Je vous raconte au présent, tant cet événement tremble toujours en moi. Décélération du cœur fœtal. Le bébé semble coincé, sa trajectoire semble freinée. Par quoi? Comment? Il est pourtant bien engagé dans mon bassin, son cuir chevelu apparaît par moment, mais plus rien ne se passe, et ce, depuis trop de minutes. De longues minutes. Je tente une ou deux dernières poussées. Rien. Détresse fœtale. Il faut me transférer.

Hôpital. Lumière crue. Néons. Rideaux ouverts. Position couchée sur le dos. Pieds dans les étriers. Insertion du cathéter. Masque d’oxygène – que je retire. Bip, bip de moniteurs. Aucun « Bonjour! » Je me demande si quelqu’un me voit. Aucune main déposée sur moi qui rassure. Touchers vaginaux à répétition. Je demande poliment qu’on m’avise avant de me toucher. Pour seule réponse, je reçois un regard arrogant du médecin, un homme blanc. Je mentionne que je ne suis pas sous l’effet de la péridurale. Je sens tout. Réponse : un sourire qui veut dire « laisse-moi faire mon travail ». J’entends le médecin demander à l’équipe médicale de procéder à un bloc honteux. J’interviens pour demander ce qu’est un bloc honteux; je ne demande pas les risques, seulement une définition. Réponse du médecin : « Votre sage-femme ne vous a donc rien expliqué! » Ma sage-femme se tourne alors vers moi et m’explique d’une voix douce et apaisante qu’on va geler (bloquer) mon nerf honteux qui innerve la région du périnée. Je dis « O.K. »

Puis, ça pousse. Ça recommence à pousser. On me demande d’attendre pour que le bloc honteux agisse. Je tente de retenir ce qui ne se retient pas. Le bloc honteux agit.

Douze étudiant.e.s entrent dans la chambre. Une étudiante prend une chaise et s’assoit devant mon vagin ouvert. Elle est maquillée avec soin. Très jolie. Elle m’adresse un sourire comme si elle me remerciait pour le spectacle qu’elle s’apprêtait à voir. Je suis choquée de cette image produite, celle du spectacle. Elle me frappe de plein fouet. Je sais que ces étudiant.e.s sont là pour apprendre. Mais c’en est trop. Je ne veux PAS que l’on m’observe comme un objet d’étude. Je veux que l’on respecte la femme que je suis en ce moment, une femme qui accouche, qui est inquiète, qui souhaite que cette expérience la transforme, qui veut une seule chose : donner naissance à un bébé vivant; je n’espère même pas un bébé en santé, je veux un bébé vivant et c’est tout. Je suis capable que d’un raisonnement simplifié, noir ou blanc. Je ne verbalise pas le fil de mes pensées, incapable d’exprimer à ce moment toute logique. Je perds contact avec ce que je suis, mes valeurs, mes principes, mes émotions. Je deviens une femme gelée. Je ne sens ni les contractions ni la tête du bébé qui jusqu’alors m’infligeait de sacrées douleurs dans le bas du dos. Ce n’est pas pour moi un soulagement, cette anesthésie est une violence. Je me sens dépossédée.

On enfonce les forceps, on commence à tirer, ça fait mal, terriblement mal. Dans le même temps, on appelle l’anesthésiste pour une césarienne d’urgence. Les forceps plantés en moi, l’anesthésiste qui court dans le corridor (aux dires d’une infirmière qui lance cette phrase au médecin), je ne comprends plus rien de la scène qui se joue sans moi. Le médecin dépose chacun de ses pieds sur les roues du lit. Une infirmière s’accote contre son dos pour le maintenir en position. Il tire de toutes ses forces. Je hurle, je souffre. Je crie : « Vous me charcutez! » Une infirmière se penche sur moi et me dit qu’il est normal de sentir un peu les forceps sous péridurale. JE NE SUIS PAS SOUS PÉRIDURALE CÂLISSE.

Jamais, dans cette salle, on ne me portera de l’attention. Maintenant, je le sais. Ce que je demande est pourtant simple : qu’on m’écoute, qu’on respecte ma douleur, qu’on respecte l’expérience que je vis. À cet instant, j’abandonne tout combat, celui de faire respecter mes droits, puis m’envole dans une dimension hors de mon corps. Les forceps enfoncés continuent à me ravager l’intérieur. La douleur n’est que souffrance. Et… ces deux phrases qui m’arrivent d’un coup, qui pénètrent mon esprit dans un élan de grande lucidité : « Voilà précisément la douleur que ressentent les femmes qui se font violer en temps de guerre. Je suis une femme violée à coups de couteau. » Ces deux phrases, je mettrai des années à m’en remettre, encore plus longtemps que les déchirures au 3e degré et les lacérations profondes bilatérales qui ont causé une importante hémorragie. Si une seule personne de l’équipe médicale m’avait écoutée, avait pris ma main durant l’insertion et la manipulation des forceps, m’avait accompagnée dans cette souffrance, je suis certaine que mon esprit n’aurait pas produit ces deux phrases torturantes.

Je pourrais longuement continuer ce récit en vous disant que mon fils est né des forceps, en ne poussant aucun cri, mon conjoint à côté de moi qui pleurait de toutes ses larmes. On ne savait pas : mort ou vivant? Ça été long, très long. Puis, un petit bras s’est levé, pas de cri, mais un geste : comme un « Bonjour! Je suis là! » Premier « Bonjour » depuis mon transfert. Après encore de longues minutes, on me montre mon bébé emmailloté. On me ne le donne pas. On me le montre quelques secondes. Nous avons tout juste le temps de nous voir. Pour nous reconnaître, on repassera, car, moi, je dois partir me faire « réparer ». Je pourrais vous raconter ces six longues heures à me faire recoudre, séparée de mon bébé, sans savoir pourquoi on l’avait amené en soins néonatals. Je pourrais vous dire que derrière le champ stérile, on jasait d’achat de condo et de vente de maison pendant que moi je tremblais de tout mon corps et que je pleurais à chaudes larmes, toujours sans comprendre la situation, maintenue dans l’ignorance. Mais de toute cette histoire, aucun mot écrit ne reste, seuls restent les mots stériles du dossier médical : la marque et le numéro de série des forceps, suivis de ces deux mots : « anesthésie inadéquate ». On savait donc! Que j’aurais souhaité que soit inscrite la note suivante : « empathie offerte ». Or, l’empathie ne semble pas avoir été prévue dans aucun protocole à suivre. Ces mots « empathie », « considération », « accouchement respecté » et « dignité » sont à faire entendre, aussi haut et fort que les sons qu’émettent les femmes en contractions, aussi haut et fort pour qu’une prise de conscience advienne, pour que les départements d’obstétrique se remettent en doute, se questionnent et changent.

Durant cet accouchement, je n’ai pas vécu de deuil au sens littéral du terme, mais j’ai vécu celui d’avoir perdu ma dignité.

Ne pouvant savoir comment se déroulera mon deuxième accouchement, je travaille à donner un sens au premier en participant notamment à des ateliers offerts par Alternative Naissance, qui a entre autres formé un groupe pour femmes ayant vécu un accouchement difficile. Ici, en compagnie d’autres femmes, j’y vide mon sac. On s’écoute, on se raconte pour que nos expériences individuelles atteignent peu à peu l’espace collectif, soit ce lieu qui donne à entendre la violence faite aux femmes.

Certes, des efforts ont été faits, des batailles ont été menées, des avancées ont eu lieu pour humaniser l’accouchement, mais on doit se le dire : la chambre d’hôpital destinée à l’accouchement demeure dans l’ombre des projecteurs, elle se terre dans un angle mort. Pour que ça change, cette chambre doit vite entrer dans l’espace public et politique.

Ne disons-nous pas, depuis les années 60, que le personnel et le privé sont politiques? Il urge d’élever nos voix pour que les regards se tournent vers cet angle mort.

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